[...] A peine étions-nous à Paris depuis trois ou quatre jours que nous fûmes de nous nouveau tous arrêtés par la police. Depuis trois mois, il y avait eu une enquête, qui aboutit à l'arrestation de plus de cent cinquante personnes. Nous fûmes tous bouclés pour suspicion d'addiction à la drogue. Après cinq ou six heures d'interrogatoire, les gens se mirent à craquer. Dès que quelqu'un signait l'aveu de culpabilité, on l'emmenait dans une autre pièce et on lui donnait à s'injecter de la drogue de meilleure qualité que ce qu'on pouvait obtenir dans la rue. Le pauvre petit Dean n'avait que deux mois et il commençait vraiment à avoir faim. Après huit heures je réussis finalement à communiquer avec l'un des inspecteurs, assez pour le convaincre que je n'étais pas malade et que je ne me trouvais en France que depuis quelques jours. Quand ils me relâchèrent, plus de cent personnes, dont je connaissais un grand nombre, avaient craqué et été incarcérés.
J'obtins un engagement dans une petite cave de la rue de la Huchette, le Chat-qui-Pêche, qui appartenait à une femme agée, Mme Ricard. Elle vivait juste au-dessus. La police continua à me harceler pendant longtemps. Chaque mois, je recevais le télégramme d'un inspecteur et dans les vingt-quatre heures qui suivaient, il fallait, si je voulais continuer à rester en France, que je me présente à son bureau pour un examen. Au club, les choses marchaient bien. Carol venait chaque soir à la cave avec Dean et, chacun voulant le tenir, il passait de main en main au bar.
Durant les onze mois qui suivirent, je jouai avec de nombreux musiciens européens. Je vis également Anita O'Day et John Poole quand ils vinrent du Danemark pour acheter du haschich. Chez Ali se trouvait dans le quartier algérien, près de la Bastille. Deux ou trois jours par semaine j'y allais avec des amis boire du thé à la menthe en regardant l'un des serveurs rouler une énorme cigarette en forme de cône. Nous fumions et buvions du thé juque vers quatre heures, moment où tous les musiciens arrivaient. Ils avaient des flûtes, toutes sortes de tambours, des guitares et des mandolines. Un ou deux types chantaient vraiment bien. Stan Getz et Allen Eager passèrent par Paris et, comme d'habitude, je dus faire marcher Stan pendant quarante-cinq minutes dans le couloir du quatrième étage d'un hôtel pour l'empecher de s'écrouler: Allen se tenait d'un côté de lui, moi de l'autre. Dexter vint à Paris et y resta pour un temps lui aussi. J'envoyai une ou deux personnes en Angleterre voir Lady Frankau: elles revinrent avec de l'héroïne et de la coke.
1963 fut une excellente année. Je parvins à ne pas me droguer de façon excessive. Je restai quatre ou cinq mois sans rien prendre, à la stupéfaction de la police française, qui exigeait chaque mois un specimen d'urine. Quand ils finirent par me lâcher la grappe, je me remis à me défoncer de temps en temps, généralement quand quelqu'un que j'avais envoyé chez Lady Frankau revenait de Londres. La personne arrivait toujours avec une bonne petite dose d'héroïne et de cocaïne. parfois j'achetais ma came à l'ex-femme d'un vieil ami mais ce qu'elle vendait n'était pas de très bonne qualité - cela avait été coupé tant de fois qu'il fallait s'en injecter une demi-cuillerée pour sentir quoi que ce soit, et l'effet disparaissait en vingt minutes.
La cave de Mme Ricard était pleine à craquer tous les soirs. Des musiciens de toute l'Europe venait y jouer et manger un bol de chili maison. Un jour on m'y vola ma trompette dans la cuisine et un trompettiste fançais me prêta son bugle, un vieux Selmer français. J'en adorais le son. Il finit par me l'offrir et je le gardai cinq ans, l'utilisant sur tous les disques que j'enregistrai entre 1964 et 1965. Je l'employai même sur Colpix, qui fut déclaré meilleur album de jazz de 1964 et 1965, et sur lequel jouaient Phil Urso, Hal Glaper, Charlie Rice, Jymie Merritt, Bobby Scott et Kenny Burrell, et sur Limelight, gravé avec Baby breeze. La plupart d'entre nous, moi y compris, finirent par rentrer aux Etats-Unis. [...]
Chet Baker / As Though I Had Wings, The Lost Memoir